Article du général Jean BARBERON dans «Le Bulletin des Ailes Brisées» 1976-1977 retraçant le parcours du colonel Alexis BERNARD.
«C'est au titre de déporté-résistant de l'Armée de l'Air que le colonel BERNARD a été élevé, par décret en date du 5 juillet 1976, à la dignité de grand-officier dans l'ordre de la Légion d'Honneur.
Tous ceux qui connaissent le colonel BERNARD savent les mérites qu'il a acquis au cours d'une belle carrière comme officier et comme navigant, mais ceux qui, de 1941 à 1945, l'ont vu au travail au 2ème Bureau de l'Armée de l'Air, puis au moment de son arrestation par la Gestapo, au cours de son internement et de sa déportation, peuvent plus particulièrement témoigner de ses très belles qualités intellectuelles et morales.
Affecté en septembre 1941 au 2ème Bureau de l'E.M.A.A. (1), le colonel BERNARD, alors capitaine, fut chargé de l'établissement de synthèses de renseignements relatifs à l'ensemble du théâtre d'opérations du Bassin Méditerranéen. Conformément aux ordres reçus, il établissait hebdomadairement deux synthèses de ses travaux, l'une à base de renseignements non strictement confidentiels puisés dans la presse ou dans les rapports des Attachés de l'Air, l'autre exclusivement réservée aux renseignements concernant l'Armée de l'Air de l'Axe (ordres de bataille, emploi, matériel) était établie en liaison étroite avec le S.R. (2) AIR et, présentant un caractère très secret, faisait l'objet d'une diffusion limitée spéciale. Cette deuxième synthèse était, en particulier, transmise au commandement français en Afrique du Nord ainsi qu'au commandement anglo-américain. A maintes reprises ce dernier a signalé que ces renseignements lui avaient été particulièrement précieux.
A la dissolution du 2ème Bureau de l'E.M.A.A. le 10 décembre 1942, le colonel BERNARD manifesta aussitôt le désir de partir en congé afin d'être plus libre de rejoindre éventuellement l'Afrique du Nord par l'Espagne, mais l'organe liquidateur de l'Armée de l'Air qui succédait à l'E.M.A.A. avait l'intention de reconstituer, sous une autre forme, le 2ème Bureau en liaison d'ailleurs avec un élément du S.R. AIR resté en métropole (colonel GERVAIS alors capitaine) et avec le S.R. GUERRE qui se reconstituait également. Des liaisons radio avaient déjà été établies par les deux S.R. avec l'Afrique du Nord.
Pressenti par son ancien instructeur de l'Ecole Militaire de l'Aéronautique à Versailles, qui connaissait bien les aptitudes de son élève, BERNARD accepta, un peu contre son gré, le poste nouvellement créé de directeur du Bureau de Documentation, mais à peine avait-il commencé à exercer ses nouvelles fonctions qu'il était arrêté le 8 janvier 1943 par le capitaine S.S. GEISSLER, chef de la Gestapo à Vichy. Ce dernier, accompagné d'un de ses adjoints, déclara qu'il avait la preuve que le 2ème Bureau poursuivait son activité sous une autre appellation, que cette activité était spécialement dirigée contre les puissances de l'Axe et qu'il avait mission de perquisitionner. Le capitaine BERNARD avait déjà pris toutes précautions dans les jours précédents pour mettre à l'abri, avec le concours du capitaine GERVAIS du S.R., tout ce qui aurait pu être dangereux. Les documents qui vont être saisis n'auront donc que peu d'intérêt à l'exception toutefois d'un télégramme reçu quelques heures auparavant et qui aurait pu être très compromettant pour des agents du S.R. Le capitaine GEISSLER découvrit le papier et ne cacha pas sa satisfaction, mais il se contenta de déposer ce document près de ceux qu'il avait l'intention d'emporter. Au bout de deux heures de perquisition, il laissa alors au capitaine BERNARD le soin de reclasser toutes les pièces qui ne l'intéressaient pas et lui fit savoir qu'il allait devoir l'accompagner au siège de la Gestapo où l'examen des documents devrait se poursuivre. C'est alors que, profitant d'un moment d'inattention des deux policiers et opérant avec un sang-froid et une adresse remarquables, BERNARD reprit la pièce compromettante et la glissa dans une pile de documents que le S.S. n'avait pas retenus.
Après un long interrogatoire, qui se prolongea dans la nuit, et au cours duquel il fit preuve encore de la plus grande habileté, le capitaine BERNARD est officiellement arrêté sans autre explication. Sous la garde de gendarmes et de policiers du Service de Sécurité (S.D.) il est alors conduit dans l'ex-foyer d'une caserne de Clermont-Ferrand transformé pour la circonstance en prison et où il retrouve une quinzaine d'officiers du 2ème Bureau et du S.R. Guerre et Marine arrêtés dans la matinée.
Le surlendemain, tous ces officiers sont transférés à la prison de FRESNES où BERNARD subira un internement de plus d'un an dans la cellule N° 372. Là, il s'ingéniera à entrer en communication avec l'extérieur par une correspondance clandestine et aussi avec certains de ses camarades internés en vue de préparer les réponses aux prochains interrogatoires qu'il prévoit.
Effectivement, après un mois de détention environ, un agent de la Gestapo procède à un nouvel interrogatoire.
BERNARD se rend compte par les questions posées que les Allemands ne savent rien de précis et il peut espérer, à ce moment, être libéré rapidement.
Malheureusement, au début de mars, les Allemands vont découvrir à l'Hôtel-Dieu de LYON, où ils avaient été entreposés, des documents très importants concernant l'activité des 2èmes Bureaux français. A FRESNES, le comportement des gardiens devient plus sévère, certains même traitent les officiers détenus de «terroristes» et, naturellement, il n'est plus question de libération.
De fait, après plus d'un an de régime cellulaire, le 18 janvier 1944, c'est la déportation en Allemagne, précédée d'un bref séjour au camp de COMPIÈGNE où BERNARD qui, dans l'intervalle, a été promu au grade de commandant, s'entend nommément et officiellement accusé «d‘espionnage au profit des ennemis de l'Axe».
Le 27 janvier, un convoi de 1.800 détenus (3), encadrés tous les cinq mètres, mitraillette au poing, par de jeunes militaires de la LUFTWAFFE (Oh! ironie du sort) est conduit en gare de COMPIÈGNE. C'est alors que commence ce tragique voyage de trois jours et deux nuits vers l'Allemagne dans des conditions qui furent souvent rapportées et justement comparées à celles de l'agonie d'un sous-marin: 100 hommes par wagons à bestiaux avec, pour toute aération et tout éclairage, deux ouvertures de 40 cm x 15 cm, elles-mêmes en partie obstruées par des fils de fer barbelés. Impossibilité de s'étendre ou même de s'asseoir. C'est l'étouffement, la chaleur insupportable, la soif surtout (certains jeunes vont tenter de boire leur urine!). A PONT-A-MOUSSON, c'est l'irruption dans les wagons des S.S. qui, à coups de cravache, repoussent les 100 détenus dans la moitié du wagon pour les compter. Quand approche la troisième nuit, une panique collective s'empare des occupants; certains qui appréhendent l'asphyxie tentent, à toute force, de se frayer un passage vers les fenêtres. Le commandant BERNARD non seulement garde son sang-froid, mais aide à ranimer un de ses camarades qui, dans cette violente bousculade, vient de recevoir dans l'estomac, un coup de poing qui l'a fait chanceler et presque perdre connaissance. Dans des wagons voisins quelques détenus mourront.
Le désordre est indescriptible, mais, quand enfin le train s'arrête et que les portes sont ouvertes, la mise en scène est terrifiante. En pleine nuit, sous la seule lumière des projecteurs, les S.S., cravache à la main, se précipitent dans les wagons et frappent. Les détenus sautent sur les quais recouverts d'une neige glacée et courent pendant plus d'un kilomètre menacés par les S.S. tenant en laisse d'énormes chiens qui aboient furieusement et mordent les traînards. Une grande porte encadrée de miradors et de réseaux de fils électrifiés est enfin franchie: le commandant BERNARD vient d'entrer dans le fameux camp de concentration de Buchenwald. Après avoir été dépouillé de tous les vêtements qui lui restaient et même de son alliance, désinfecté, tondu de la tête aux pieds, il sera ainsi, à l'aube du 30 janvier 1944, devenu le bagnard N° 43909.
Dans ce camp de sinistre mémoire et dont les conditions de vie et de mort ont été maintes fois décrites, mais vraiment impossibles à imaginer si on ne les a pas vécues, BERNARD va subir quotidiennement le travail forcé. Sa qualité d'officier lui vaut d'être affecté à l'un des chantiers les plus pénibles, celui de la carrière de pierres ou de la terrasse. La nourriture et l'habillement insuffisants, l'hiver rigoureux qui rend le maniement du pic et de la pelle si douloureux pour creuser la terre qui gèle à – 20° environ, le travail toujours en plein air quel que soit le temps, de 4 h du matin à 8 h le soir, l'absence presque complète de sommeil troublé par le va-et-vient continuel dans la baraque de 600 détenus que dévorent les puces, la permanente menace des Kapos et des S.S., les appels interminables, voilà évidemment des conditions qui diminuent chaque jour la résistance des bagnards. Malgré tout, le commandant BERNARD va donner encore des preuves de son esprit de solidarité et de son courage habituels en portant secours à certains de ses camarades affaiblis et en remontant le moral de tous.
Un soir, à l'appel du chef de service de chambrée, communiste allemand, qui s'adresse à tous les détenus du block réunis, il se porte volontaire pour effectuer le lendemain matin une corvée tellement pénible que les jeunes qui l'ont exécutée dans la journée en sont revenus si exténués qu'ils supplient les anciens de prendre leur place.
Mais cet enfer va se terminer un peu plus tôt qu'on ne pouvait l'imaginer. Un matin, les 9 officiers du 2ème Bureau et du S.R. arrêtés le même jour, 8 janvier 1943 à Vichy, vont quitter BUCHENWALD par train cellulaire à destination du Kommando S.S. EISENBERG dans les monts des SUDÈTES. C'est un long déplacement de 5 jours à travers la Tchécoslovaquie avec les haltes de nuit dans les différentes prisons qui jalonnent le parcours.
A EGER, les officiers, menottes aux mains, sont attachés par cinq avec de grosses chaînes pour être conduits à la prison. A PRAGUE, malgré la grande fatigue déjà ressentie, ils sont obligés de courir autour de la cour de la prison sous la menace de la cravache. A AUSSIG, sur l'ELBE, ils touchent le fond de la déchéance. Ils couchent à même le ciment dans un cachot infect couvert d'immondices, en sous-sol, sans air ni lumière. A BRUX, camp de représailles, c'est l'intimidation voulue par les S.S. par le spectacle offert aux officiers français de la «réception» particulièrement brutale et sauvage de prisonniers russes et polonais réfractaires.
Enfin c'est l'arrivée à destination dans une espèce de château fortifié entouré de fils électrifiés et de miradors au-dessus duquel flottent deux grands drapeaux, l'un bien connu, rouge à croix gammée, l'autre noir zébré de deux éclairs blancs, la bannière des S.S. Là, les nouveaux arrivants sont accueillis par d'autres officiers du S.R. et du 2ème Bureau, des personnalités civiles aussi, qui sont venus directement de France dans ce Kommando. Personne ne peut reconnaître ces 9 camarades aux joues creuses, au teint gris, au crâne rasé, qui se présentent un peu comme des bêtes traquées.
Pourquoi ce transfert? Une explication a été avancée. En Algérie de nombreux agents allemands ont été arrêtés et les autorités françaises, mises au courant du traitement infligé dans les camps de concentration à certains officiers du 2ème Bureau, menacent les autorités allemandes de représailles à l'encontre de leurs agents s'il n'est pas mis fin à ces brimades.
A EISENBERG, mal nourri, mais non assujetti au travail physique, le commandant BERNARD peut attendre dans des conditions supportables la libération. Elle aura lieu le 7 mai au matin. Depuis quelques jours le canon entendu vers l'Est se rapproche, des avions russes survolent de temps en temps le Kommando. Il faut donc partir vers l'Ouest pour retrouver les Américains en direction de la France.
Les prisonniers se libèrent alors d'eux-mêmes. Empruntant un train de blessés allemands, c'est seulement le 10 mai qu'ils arrivent à Karlsbad où ils sont recueillis par la 1ère Division américaine.
Le 20 mai, enfin c'est l'arrivée à Paris.
Ainsi se terminait pour Alexis BERNARD une captivité de 28 mois, dont 16 mois de déportation pendant lesquels il vécut dans des conditions souvent extrêmement pénibles en particulier à Buchenwald où il avait montré à tous ses compagnons d'infortune une très belle figure d'officier.
Il va alors reprendre pendant quelque temps son activité de navigant, puis, compte-tenu de ses belles qualités intellectuelles et morales, son jugement très sûr auquel il faut ajouter sa distinction naturelle, il va être choisi pour représenter l'Armée de l'Air française à l'étranger, plus particulièrement dans les ambassades de l'Amérique du Sud, puis au Maroc où il donnera toute la mesure de ses capacités.
Cette belle carrière devait tout naturellement conduire le colonel BERNARD, le 1er octobre dernier dans la Cour d'Honneur des Invalides où, entouré de sa famille et de quelques amis, il va recevoir des mains du Président de la République les insignes de Grand Officier de la Légion d'Honneur.»
Général J. BARBERON
(C.R.)
Notes:
(1) E.M.A.A.: Etat-major de l'Armée de l'Air
(2) S.R.: Service de Renseignements
(3) Selon le livre mémorial de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation le convoi N° I.173 parti de Compiègne le 27 janvier 1944 et arrivé au KL Buchenwald le 29 janvier a emmené 1583 hommes. Il y eut au cours du transport 3 évasions et 1 décès.
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