D’être un gaulliste et anglophile notoireJ’ai nié énergiquement tous les faits reprochés. Deux des agents m’ont porté des coups de nerf de bœuf sur toutes les parties du corps de sorte que je me suis évanoui.
Après avoir repris connaissance, j’ai renouvelé mes dénégations. A ce moment, l’un des agents m’a montré deux dépositions dactylographiées en langue allemande, en ayant soin de cacher de sa main les noms des dénonciateurs. J’ai relevé sur les deux feuilles les passages suivants : « L’attitude de l’inspecteur Jaeger démontre sa haine contre les Allemands et sa sympathie à l’égard du général de Gaulle. Il s’agit d’un anglophile cent pour cent » « Ses propos sans équivoque sont néfastes à l’œuvre du rapprochement franco-allemand entreprise par le Président Laval. Il s’agit en l’occurrence d’un imposteur dangereux ».
J’ai alors demandé à être confronté à mes dénonciateurs. Aussitôt un soldat allemand, armé d’un fusil et qui se trouvait dans l’antichambre, a pénétré dans la salle. L’un des trois agents, le plus âgé, lui a donné l’ordre de me descendre, le militaire, après avoir introduit une cartouche dans le canon et manœuvré la culasse mobile, m’a mis en joue. Supposant que cette menace n’avait d’autre but que de m’impressionner, j’ai conservé une attitude calme. Le soldat s’est retiré.
De nouveau j’ai été roué de coups par les mêmes agents. Ils m’ont dit que j’étais une forte tête, ajoutant qu’ils étaient obligés maintenant d’employer la manière forte pour me faire parler. Ayant été frappé de la sorte, je n’ai donné plus aucune réponse aux questions posées.
Furieux, l’un des agents m’a craché une dizaine de fois dans la figure et, voulant m’essuyer, il m’a porté un violent coup de cravache sur l’avant-bras droit en disant qu’un traître comme moi ne méritait même pas le crachat d’un Reichdeutscher.
A quelque chose près, ils ont rédigé le procès-verbal en ajoutant que j’avais été trouvé porteur, au moment de mon arrestation, de la somme de 33000 francs. J’ai signé le procès-verbal et j’ai été ramené dans ma cellule.
Vers le 20 mars, j’ai été emmené avec d’autres détenus au camp de Compiègne, en attendant notre transfert en Allemagne. Le 5 avril à 10 heures, un détachement de mille deux cents Français dont je faisais partie a été embarqué, à raison de cent hommes par wagon, en gare de Compiègne. Au moment du départ, il m’a été remis, comme aux autres détenus, la somme 600 francs, sans tenir compte du montant des sommes confisquées au moment de l’arrestation.
Au cours de la première nuit du transfèrement, le train se trouvant arrêté à l’entrée de la gare de Novéant près de Metz, subitement des Schuppos armés de gourdins ont fait irruption dans tous les wagons en criant « « Auszichen ! Déshabillez-vous ! » ».
En laissant dans les wagons habits et vivres qui consistaient en une boule de pain et un morceau de saucisson, nous avons été rassemblés tous sur le perron de cette gare où nous sommes restés environ une heure malgré un froid très rigoureux.
Par la suite nous avons appris que cette mesure avait été prise par le chef de convoi, un lieutenant S.S., à la suite d’une tentative d’évasion qui aurait été commise par certains prisonniers faisant partie du convoi (2). Effectivement nous avions entendu le crépitement des mitrailleuses quelques instants avant l’arrêt du train.
Embarqués dans d’autres wagons sans paille, sans couverture, complètement dévêtus, nous avons continué la route jusqu’à Mauthausen, localité située à quelques kilomètres à l’ouest de Vienne (Autriche). Là, des vêtements usagés, sales, nous ont été remis. La plupart des prisonniers ont dû parcourir, pieds nus, le chemin jusqu’au camp, situé à environ six kilomètres de la gare. Arrivés au camp le samedi de Pâques, le 8 avril 1944 vers 21 heures, nous sommes restés rassemblés dans la cour jusqu’au lendemain à 5 heures. Ayant passé trois jours sans nourriture aucune, trois nuits sans dormir, nous étions tous dans un état physique alarmant. Tous nos bijoux, montres-bracelets, alliances, chevalières, etc. ont été ramassés par les S.S.
Ensuite la tonte, douches chaudes et froides, nous avons été habillés en bagnards, costume à rayures bleues et blanches, tenue habituelle du camp.
Environ quinze jours plus tard, j’ai été dirigé avec d’autres déportés sur le camp de Melk, ensuite à Amstetten et , en dernier lieu, fin mars 1945 lors de l’avance russe dans le secteur de Vienne, au camp d’Ebensee (Tyrol).
Les détenus des différents camps se répartissaient en quatre principales catégories :
a) Les Allemands, juifs ou internés politiques ;
b) Les internés politiques arrêtés au fur et à mesure de l’expansion du IIIe Reich : Juifs autrichiens, tchèques, polonais, hongrois ;
c) Les hommes et les jeunes gens déportés de différents pays occupés à partir de 1940 ;
d) Les officiers et les hommes de l’Armée soviétique, prisonniers de guerre considérés comme suspects.
Soumis aux travaux les plus pénibles, terrassements, portage du bois de mine, de rails, etc. nous étions maltraités et frappés par les S.S. de la façon la plus inhumaine. Par exemple au camp d’Ebensee où la nourriture du prisonnier politique consistait en une soupe claire ( épluchures de pommes de terre cuites à l’eau) et cent-vingt grammes de pain par jour, le nombre quotidien des décès variait entre six cent cinquante et sept cents sur un effectif total de quinze mille hommes.
Nous étions couchés à trois, parfois à quatre hommes dans un lit et, malgré l’état d’amaigrissement, nous n’avions pas la place pour dormir autrement que dans une seule position, sur le côté.
Au camp de Melk, selon les ordres donnés par le chef de camp (Lagerfûhrer) Rudolf Obersturmhührer S.S., ex-chauffeur de taxi originaire de Hambourg, ivrogne invétéré, seuls les accidentés de travail étaient admis à la visite médicale, à l’exclusion de tout malade. Il en résultait que chaque nuit huit à dix de nos camarades sont décédés de maladie.
Les prisonniers dont l’état de santé était particulièrement précaire par suite de la malnutrition et qui gisaient parfois dans un état de coma au moment du rassemblement, ont dû être transportés à l’aide d’une civière sur le lieu de travail où ils restaient exposés à toutes les intempéries : les Kommandoführer s’opposaient formellement à ce que le malade soit placé dans une baraque, souvent le malade est décédé dans le courant de la journée.
Je pourrais citer des centaines de faits analogues, mais j’estime que les révélations faites par les commissions anglo-américaines après la libération démontrent et prouvent d’une façon suffisante les horreurs des camps.
Ces révélations doivent être considérées comme un témoignage irrécusable de la malfaisance des Allemands et de la barbarie des S.S. »Notes :
(1) Batissier Georges Jany né le 24 mai 1909 au N° 22, rue de Bardon à Moulins (03), inspecteur de police passé à la Gestapo à Vichy sous le nom de Capitaine Schmidt, fusillé à Nevers (58) le 18 juillet 1946.
(2) Selon le livre mémorial de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation, « En dépit des menaces de représailles des Allemands en cas de tentatives d’évasion et des tensions que ces dernières créent entre déportés dans les wagons, plusieurs d’entre eux parmi les plus jeunes, cherchent à déchausser le plancher et à s’évader. Cinq y parviennent, dont 2 à Thiaucourt, 2 à Pagny-sur-Moselle. Aussi, en pleine nuit du 6 au 7 à Novéant, tous les déportés sont éjectés de leurs wagons et doivent se mettre nus, leurs vêtements étant entassés dans deux wagons vidés de leurs occupants. Ils continuent donc à 120 par wagon et dans l’odeur pestilentielle qui y règne. »