Suite de l'Hommage d’Eugène LAURENT N° 22950 à Jean MASCONI
N° 22951
Replié à Lapalisse après juin 1940 avec le 152ème RI (les Diables Rouges
de Colmar), Jean Masconi était à l’époque
Adjudant-Chef. Son unité était sous les ordres du Commandant Colliou qui
devait, plus tard, être le libérateur de Colmar.
En novembre 1942, après l’invasion de la zone dite libre, l’Armée d’Armistice
fut dissoute. La tâche principale des Chefs du 152ème RI fut de soustraire le
maximum de matériels aux Allemands. Jean Masconi, en bon Lorrain qui n’acceptait
pas la défaite, se dévoua entièrement à cette nouvelle tâche. Armes, munitions,
engins de guerre, véhicules automobiles furent dissimulés dans des caches
secrètes. Ces matériels devaient à la Libération être utilisés contre les
Allemands par le maquis de la région sous le commandement du Cdt Colliou.
Début mars 1943, un ordre de réquisition allemand arrivait à Lapalisse,
mobilisant des dizaines d’hommes pour aller creuser des tranchées sur le
terrain d’aviation aux fins d’empêcher les atterrissages clandestins d’avions anglais. Les requis , dont nous
étions Jean et moi, répondirent par un refus collectif. Une manifestation d’hostilité
se déclenchait le 9 mars 1943 devant le domicile du Sieur Menteur, connu pour
être un collaborateur pronazi notoire. Ce dernier se rendait rapidement à Vichy
pour y rencontrer le Capitaine Geissler, Responsable régional de la Gestapo.
Le lendemain, 10 mars, dès 4 heures du matin, Lapalisse était encerclée
par les troupes SS de Geissler. Visites domiciliaires, arrestations commençaient
aussitôt et une centaine d’hommes étaient dirigés sur la Mairie. C’est là que
nous nous retrouvâmes avec Jean, où les opérations de tri se déroulaient. Les
dénommés Menteur et Stéfanini y officiaient entièrement dévoués aux ordres de
Geissler.
Le même jour, 25 d’entre nous furent embarqués à destination de la « Mal-Coiffée »,
la prison de Moulins où nous fûmes incarcérés jusqu’au 27 mai.
Le 28 mai 1943 sonnait l’heure du transfert sur Compiègne. Ancienne
caserne, le camp de Royallieu rassemblait les milliers d’hommes venus de la France
entière avant leur départ définitif vers les camps de la mort. Mais qui, parmi
nous, pouvait le savoir et prévoir le sort qui l’attendait ? 250.000 Français devaient être envoyés dans
les camps de concentration. 32.000 devaient en revenir en 1945. 8.000 seulement
survivent aujourd’hui.
Le 24 juin 1943, une longue colonne de 1.000hommes abandonnait le camp
et se dirigeait vers la gare de Compiègne où nous étions embarqués à 80 par
wagon. Jean et moi devions confronter là notre première condition d’esclaves.
Le lendemain 25, Weimar, la ville de Goethe, nous accueillait par des
jets de pierre lancés par de jeunes hitlériens haineux et vociférants. Des
camions nous emportèrent vers le camp dont nous devions découvrir le nom :
Buchenwald et en même temps découvrir l’ironie cruelle de son enseigne « Recht
oder nicht recht, es ist für tein land ».
Dépouillés de tout, n’ayant plus rien d’humain, revêtus de la tenue
rayée des forçats, harcelés et matraqués par la chiourme du bagne, un monde
nouveau s’ouvrait à nous, univers glacé sans autre identité que celle de nos
numéros de matricule. Jean portait le numéro 22951, moi-même le numéro 22950.
L’enfer commençait dès 4 heures du matin avec ses appels interminables
sur l’Appelplatz, ses hurlements, ses vociférations, ses coups de matraque et
ses innombrables corvées de pierre à la carrière d’où plusieurs d’entre nous ne
revenaient pas vivants. Le soir nous ramenait au Block pour toucher une maigre
nourriture et nous réunir quelques instants avec nos amis Lapalissois :
Louis Poirier, Pierre Bertuet, Marcel Bathier. Courts moments de réconfort de
cette ambiance sinistre dominée par les fumées ininterrompues des crématoires.
Dès les premiers jours de juillet, des volontaires furent demandés et
une sélection opérée parmi les hommes de notre convoi. Nous fûmes choisis, Jean
et moi. Le 9 juillet un « transport », pour employer le jargon du
camp, emportait sa cargaison de 400 hommes environ vers une destination
inconnue.
Le 10, nous débarquions sur le sol de Peenemünde. Peenemünde était alors
un centre de constructions militaires de V1 et V2 et centre d’essai secret de
ces engins et dont l’emploi devait bouleverser le sort de la guerre déjà
hostile à l’Allemagne. C’est là, pour la première fois, que nous devions
entendre parler de Von Braun, l’un des principaux protagonistes des fusées
supersoniques.
Grâce à ses connaissances d’allemand, Jean réussissait à nous faire
embaucher dans un petit Kommando en formation dont la tâche était de poser des
tuyaux de chauffage et ventilation dans les usines en voie d’achèvement. Notre
travail consistait à en faire le moins possible et, dès le départ, il fut
orienté vers le sabotage des usines et des engins.
Puis, dans la nuit du 17 au 18 août, sans défense antiaérienne active,
les Allemands ne désirant pas attirer l’attention des Alliés sur Peenemünde,
commençait le bombardement de la base. Vague après vague, 600 bombardiers
anglais (nous le sûmes après la guerre) déversèrent leurs tonnes d’explosifs.
Le petit jour blafard de ce 18 août nous donnait la vision d’un paysage lunaire
en activité : trous de bombes, incendies, fumées, éclatements de bombes à
retardement… Par chance, la majorité d’entre nous échappait à la mort. Vingt de
nos camarades y laissèrent la vie, mais deux cents allemands parmi les
personnels techniques disparurent dans ce raid.
Du 18 au 14 octobre 1943, Jean et moi fûmes affectés à des travaux de
récupération de machines-outils que nous sabotâmes, bien tendu, très
consciencieusement.
Le 15 octobre, nous étions transférés à Buchenwald où nous restâmes deux
jours sans nourriture. Le 17 nous débarquions à Dora.
Dora, succursale de Buchenwald située dans le Massif du Harz, n’était qu’un
camp souterrain où des milliers de détenus travaillaient douze heures par jour
au creusement de galeries dans le bruit infernal des marteaux-piqueurs et les
aboiements féroces des SS.
Peu de nourriture, pas de soins médicaux, sans eau, sans aucune hygiène
et dans une atmosphère saturée de poussières, nous vécûmes, Jean et moi, durant
plusieurs mois sans même percevoir la lumière du jour. Des morts innombrables
jalonnèrent les nuits perpétuelles de ce camp. 18.000, peut-être 20.000,
déportés, (le chiffre précis n’est pas connu) disparurent dans cet enfer
dantesque.
Dans la lutte que nous menions pour notre survie, Jean avait réussi à
nous faire affecter à un Kommando chargé
de l’appareillage des V2. Il fut, par la suite, nommé secrétaire de ce même
Kommando.
Toujours grâce à ses connaissances d’allemand, Jean devait intervenir
fréquemment dans la défense de l’un ou de l’autre d’entre nous. Je fus défendu
par lui en une occasion lors d’une accusation de sabotage.
Grand esprit altruiste, Jean avait un sens humain très profond. A
plusieurs reprises, il m’a fait don d’un morceau de pain de sa propre ration.
Fin mars 1945, Jean, malade, était évacué de Dora sur Nordhausen. Blessé
dans le bombardement allié de cette ville le 3 avril, il fut libéré par les
troupes américaines et rapatrié en France vers le 15 avril 1945.
Puissent les générations à venir ne pas connaître les horreurs que nous
avons vécues."
Saint-Pourçain, le 31 janvier 1981
Eugène Laurent
Dora 22950
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