« Mon père s’est donc adressé à l’un de ces réseaux qui s’est chargé de notre passage en Suisse. Le responsable de ce réseau s’appelait Georges Loinger. Pour éviter que toute notre famille disparaisse si les choses ne se passaient pas bien nos parents ont décidé de ne pas passer tous ensemble. Mon frère aîné, Jean-Pierre né en septembre 1936 et moi-même, sommes partis les premiers de Lyon. Nous sommes allés à la gare (je ne me rappelle pas laquelle) avec nos parents et là nous avons rencontré d’autres enfants (nous étions en tout une dizaine). Ni mon frère ni moi ne savions où nous allions, mais je me suis douté que quelque chose de pas ordinaire se passait parce que nous avons reçu chacun une tablette entière de chocolat. (A cette époque de restrictions cela faisait des mois qu’on n’en avait ni vu ni mangé !!!). Après nous avoir confiés à une dame qui est montée avec nous dans notre compartiment nos parents nous ont souhaité bon voyage et nous nous sommes séparés. Personnellement je ne me doutais de rien. Je n’avais pas encore six ans et demi, j’étais avec mon grand frère et tout me paraissait comme une aventure. Ce n’est que dans le train qu’un garçon du groupe me dit en secret qu’on partait en Suisse. M’aurait-il dit qu’on allait à Tombouctou ou en Chine ne m’aurait pas fait plus d’effet. Au bout d’un certain temps notre accompagnatrice nous dit de nous préparer à descendre. Je ne me souviens pas du nom de la gare où nous sommes descendus, mais là attendait un homme. C’était le passeur. L’accompagnatrice est allée vers lui et ils se sont parlé pendant quelques minutes. Avant de nous quitter elle a appelé le garçon le plus âgé de notre groupe (il avait à peine treize ans) et lui a remis un petit carton. Il devait le garder précieusement et ne le remettre au passeur qu’une fois qu’il nous avait fait passer la frontière (ce carton servirait de preuve qu’il avait fait son travail et il toucherait alors la somme convenue entre lui et le réseau). L’accompagnatrice prit congé de nous et le passeur nous dit de le suivre. On est alors sortis de la gare et nous avons commencé une longue marche sous un chaud soleil. On m‘avait dit que nous avions deux kilomètres à faire, mais j’ai eu l’impression que cette marche ne finirait jamais. Le passeur s’est arrêté dans une auberge où nous avons pu nous reposer un peu et nous a commandé comme repas une soupe aux vermicelles (c’est tout). Ensuite nous avons repris notre marche. Nous avons quitté la grande route, avons ensuite coupé à travers champs et nous sommes entrés dans une forêt. Arrivés dans une petite clairière le passeur nous dit de nous asseoir et de nous reposer. Il a alors appelé le plus âgé des garçons du groupe et lui a dit, sans que personne d’autre ne l’entende, à peu près ceci : « Vous allez rester ici jusqu’à ce qu’il fasse nuit. Alors tu mettras tout le groupe en file indienne et dans le plus grand silence vous allez suivre le chemin que je vais t’expliquer (et il expliqua le chemin qu’on devait faire pour arriver à la frontière). Là vous verrez un ruisseau, sur la rive d’en face vous verrez des barbelés : c’est la frontière. Attendez un peu jusqu’à ce qu’une patrouille de garde-frontières suisses arrive. Ne craignez rien. Ils ont exactement la même silhouette que des soldats allemands, mais ils sont russes. Appelez-les, ils vous aideront à passer. Maintenant donne-moi le petit carton parce que je dois partir ! » Ce n’était pas ce que l’accompagnatrice lui avait dit, mais ce garçon n’avait pas vraiment le choix. Le passeur reçut son petit carton et disparut… Ensuite tout s’est bien passé, sauf que ce garçon dut me prendre sur ses épaules (et plusieurs autres enfants aussi) pour me faire traverser ce ruisseau, autrement on risquait de se noyer et qu’il sacrifia son pantalon sur les barbelés dans les environs de Fossard. Les garde-frontières suisses nous ont conduits à leur poste de commandement et nous ont donné quelque chose de chaud à boire. Après cela ils nous ont conduits dans une grande salle et là nous avons vu des gens qui avaient été comme nous arrêtés, mais par d’autres patrouilles, en tentant de passer la frontière dans le même secteur. C’est dans cette salle de police que nous avons passé la nuit tout habillés sur la paille. C’était dans la nuit du 14 avril 1944. Le lendemain matin un camion est arrivé où nous sommes tous montés et il nous a conduits dans un premier camp de réfugiés sous la garde de l’armée suisse. A notre arrivée nous avons été accueillis par le commandant de ce camp qui dans son petit discours nous a crûment expliqué qu’à partir de maintenant nous allions manger le pain auquel des Suisses devraient renoncer pour nous, que nous devions être reconnaissants à la Suisse de nous accueillir et de nous conduire en conséquence… Après plusieurs camps gardés par des soldats nous avons été envoyés dans des maisons d’enfants réfugiés dans différentes parties de la Suisse. A la fin de la guerre nous étions dans un petit village au-dessus de la ville de Saint-Gall (dans le canton d’Appenzell). De là on pouvait admirer les bombardements alliés sur le centre industriel de la ville allemande de Constance. Pour ce qui est du reste de notre famille : dès que nos parents furent informés que tout s’était bien passé en ce qui nous concerne ils se sont occupés du passage de nos deux sœurs aînées. Environ trois semaines après nous (le 28 avril 1944 près de Fossard) elles sont passées en Suisse elles aussi. Une fois nos parents informés du passage réussi de nos deux sœurs ils sont passés à leur tour (le 7 mai 1944 dans la région de Pierre-Grand) avec nos deux jeunes frères, âgés respectivement d’un an et demi et de 4 mois. Toute notre famille a donc été sauvée grâce à ces trois passages en Suisse. Mais ce n’est qu’après la fin de la guerre, après notre retour en France en été 1945 que notre famille s’est trouvée à nouveau réunie. J’avais sept ans et demi, j’avais vécu pendant quinze mois séparé de mes parents et d’une partie de mes frères et sœurs. Durant cette période je n’étais allé à l’école que très sporadiquement. J’étais comme un petit cheval devenu sauvage qu’il fallait ré-apprivoiser. Ce fut long et difficile, non seulement pour moi, mais surtout pour mes parents. Malgré la tristesse due à la disparition de tant de membres de notre famille et d’amis, ils devaient chaque jour assumer leur rôle parental. Sans fortune personnelle, spoliés du peu qu’ils possédaient avant la guerre, ils devaient tout reprendre à partir de zéro. Mais nous étions tous vivants, Dieu merci ! »
avec l’aimable autorisation de l’auteur
© AFMD de l’Allier
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