ANNEXE 1
"En route pour Buchenwald
Il y a 27 ans
18 janvier 1944 – Prison de Fresnes – Cellule 369.
Un pas lourd, des bruits de clefs et de serrures qui nous sont familiers, la porte s'ouvre brusquement et un "feldwebel" gu..... mon nom prononcé à l'allemande: "Paquets – Partir – Schnell - Schnell"! Il attend sur le pas de la porte. Je rassemble rapidement dans mon sac à vêtements de vol, tout ce que je possède, tous ces petits trésors que ma femme m'a envoyés: morceaux de savon, sucre, gâteaux secs... J'embrasse mes trois compagnons et, après un guttural "Heraus", derrière moi se referme la porte de cette cellule que je partage depuis un peu plus d'un an avec des détenus de tous âges et toutes origines, depuis le jeune italien de 18 ans – voleur de pneus, jusqu'au vice-président du Conseil belge – grand-croix de la Légion d'honneur, 72 ans, Paul-Émile JEANSON. J'ai ainsi connu 5 détenus; quatre seulement à ma connaissance ont vu la Libération. En quelques minutes, tous les souvenirs de cette cellule me reviennent en mémoire, les bons et les mauvais, car il y en a eu quand même de bons, c'est un brusque changement dans mon existence de prisonnier politique, c'est l'angoisse de l'inconnu.
Nous sommes maintenant plusieurs centaines rassemblés au rez-de-chaussée de notre bâtiment. Dans la foule, je retrouve mon ami le Commandant Alexis BERNARD, mon adjoint au 2e Bureau à Vichy. Nous ne nous séparerons plus et ce fut, je crois, une grande chance pour nous deux. En tout cas, son soutien fraternel, pendant les pires moments de notre déportation m'a permis de supporter tout ce qui, sans lui, serait sans doute venu à bout de ma résistance physique et morale.
Cette fois, nous savons que nous partons pour l'Allemagne mais nous sommes, en cet instant, bien loin d'imaginer ce qui nous attend.
À Compiègne, où nous passons huit jours, le grand air, la semi-liberté à l'intérieur des barbelés améliorent notre moral, et, pourtant nous vivons dans un entassement indescriptible. L'avant-dernier matin, rassemblés dans la grande cour, nous apprenons officiellement notre déportation en Allemagne et, à l'appel de notre nom, le motif de la condamnation: "Intelligence avec l'ennemi". Nous sommes alors autorisés à écrire une carte à notre famille annonçant notre départ et à lui renvoyer quelques vêtements. J'en profite naturellement pour glisser dans une cravate un message que ma femme recevra très rapidement. Enfin, dernière formalité, nous sommes "invités" à remettre couteaux, ciseaux, tout objet qui pourrait éventuellement servir d'arme et toutes pièces d'identité. Nous passons alors devant un officier de gendarmerie allemand et, à ce moment seulement, je comprends que notre avenir prochain sera très dur. Tandis que je remets ma carte d'identité d'officier d'active, le gendarme me pose cette question: "Vous êtes officier"? À ma réponse affirmative, il me regarde avec un air de pitié que je traduis immédiatement "vous ne savez pas ce qui vous attend".
À l'aube du 27 janvier, après une nuit à peu près sans sommeil en raison de l'entassement et des préoccupations diverses bien naturelles, en cette veille de départ de France, nous traversons, en colonne par rangs de cinq, la ville de Compiègne. Nous sommes 1800.
À cette heure matinale, les rues sont à peu près vides. À peine aperçoit-on de temps à autre, une femme qui s'arrête à la vue de notre convoi et nous regarde avec tristesse, mais on devine aussi que la population assiste à notre départ derrière les portes et fenêtres entrebâillées. J'avais préparé un nouveau petit message pour ma femme. Je comptais le jeter devant un passant, mais je réalise tout de suite que ce serait imprudent de ma part et dangereux pour celui qui tenterait de ramasser l'enveloppe. Nous sommes en effet encadrés par de très jeunes soldats de la Luftwaffe (1) (ironie de sort!) mitraillette ou fusil à la main. Il y en a un tous les 5 mètres des deux côtés. Aucun geste n'est possible.
Et nous voilà maintenant répartis par paquets de cent sur le quai de la gare de Compiègne. Attente longue et énervante. Des S.S. (2) s'affairent, ils donnent des ordres qui nous sont traduits. Un officier nous passe en revue, il veut être aimable ou sans doute plutôt ironique. "Vous allez partir pour le centre de l'Allemagne, près de Weimar, la patrie de Gœthe". Un de mes voisins à très haute voix: "Weimar, ce n'est pas bien loin d'Iéna"! (3) L'Allemand n'a pas réagi. Sa culture historique est sans doute limitée, sinon, il aurait éclaté! En somme, le moral est encore bon parmi nous, après une année entière de cellule où l'on s'étiolait malgré l'éducation physique que nous nous imposions tous les jours. Nous respirions le grand air et nous pouvons enfin regarder plus loin que les murs de la prison. Il est vrai que nous songeons quand même, non sans une grande mélancolie, que nous allons nous éloigner des rivages où nous attendons le débarquement. Notre libération en sera retardée et puis, aurons-nous encore la possibilité d'avoir des nouvelles des nôtres? Toutes questions qui nous hantent et nous angoissent tandis que nous sommes maintenant ramenés à la réalité. Les ordres gutturaux reprennent, notre colonne s'avance rapidement devant un long train composé uniquement de wagons à bestiaux dont les deux portes à glissières sont largement ouvertes et les petites lucarnes barrées de fils de fer barbelés et même de quelques planches cloutées."
Voilà donc notre train! Encore un ordre et nous devons en toute hâte escalader les marches du wagon, nous nous bousculant, pressé par les suivants qui fuient les coups de crosse et de cravache. Les Allemandes gu..... sans arrêt et puis un S.S. nous donne les derniers avis. "Ceux qui détiennent encore des couteaux doivent les rendre immédiatement. Toute tentative d'évasion sera immédiatement punie de mort" et il a le culot ou pire le sadisme d'ajouter "Bon voyage"! et les portes se referment avec un bruit sinistre. Après un moment de stupeur silencieuse, c'est le déchaînement. Nous nous écrasons littéralement, on étouffe déjà! On crie "ah les salauds!" ou bien "courage les gars, les Russes seront bientôt là". Chacun cherche naturellement à se rapprocher de ce qui peut servir de fenêtre. Je me cramponne en passant la main à l'extérieur. Je reçois immédiatement un coup de crosse sur les doigts accompagné des qualificatifs habituels en allemand à l'adresse des prisonniers. En ce moment, c'est la confusion générale, mais heureusement, nous ignorons que nous allons passer ainsi 3 jours et presque 3 nuits entières dans ce wagon!
Soudain, une voix domine les autres. "Écoutez-moi le gars. J'étais dans un précédent convoi. Je me suis évadé et j'ai été repris, mais je compte bien recommencer. Pour tenir le coup, il faut que nous nous mettions tous le torse nu – nous gagnerons ainsi de la place et de l'air". Avec peine, nous enlevons alors pardessus, veste, chandail dont nous faisons un tas par terre et nous nous rendons
(1) - La Luftwaffe (littéralement: arme de l'air) désigne les différentes armées de l'air de l'Allemagne...
(2) - Schutzstaffael (de l'Allemand: "l'escadron de protection") ou la SS
(3) – La bataille de Iéna s'est déroulée le 14 octobre 1806 à Iéna. (Allemagne actuel land de Thuringe), et s'est terminée par une victoire des Français commandés par Napoléon contre les Prussiens commandés par le général de Hohenlohe.
compte que le conseil est très judicieux. Nous respirons mieux, nous pouvons faire quelques mouvements. Comme je ne suis plus à proximité d'une lucarne, je confie à un compagnon mieux placé le message que je n'avais pu lancer à Compiègne en lui demandant de le jeter près d'un passage à niveau. Plusieurs messages sont ainsi groupés et le paquet sera ramassé aux environs de Reims par le garde-barrière qui fera parvenir à ma femme ma lettre accompagnée d'un petit mot touchant. Placée sur le trajet des convois, cette personne s'acquittait, presque journellement et courageusement, avec un dévouement inlassable, de ce devoir envers les familles de déportés.
La nuit du premier jour commence à tomber. Avec elle, l'angoisse grandit, la soif la fatigue aussi, car nous sommes toujours debout et la chaleur commence à être intolérable. Nous essayons de nous asseoir, à tour de rôle et en nous imbriquant les uns les autres, mais nous ne pouvons tenir ainsi que quelques minutes seulement. Chacun est bousculé de droite à gauche, parfois piétiné et les crampes nous forcent à nous relever. De temps en temps on perçoit un bruit des couteaux qui grattent le bois des parois aux extérieurs du wagon. C'est là que des camarades essaient de pratiquer une ouverture en enlevant une planche. S'ils réussissent, ils attendront le ralentissement du train pour sauter sur la voie en montant sur les tampons et le ralentissement doit normalement se produire dans une forte rampe aux environs de Bar-le-Duc. C'est bien ce qui arrive au bout d'un moment. Le train avance beaucoup plus lentement. Soudain, rafales de mitrailleuses, commandement en allemand, le train s'arrête en pleine voie. Les tirs d'armes automatiques reprennent et nous entendons nos gardiens qui s'énervent, ils courent le long du train lançant des ordres et des menaces que nos camarades qui comprennent l'allemand nous traduisent. "Des prisonniers ont tenté de s'évader. Ils ont tous été repris et vont être fusillés". Naturellement nous n'en croyons pas un mot et nous espérons que quelques-uns d'entre nous ont repris leur liberté. Dans notre wagon, le travail n'était pas achevé et personne n'a pu s'enfuir. Maintenant, il est trop tard, le train reprend sa marche et roule trop vite pour qu'il soit passible de sauter sans danger.
Après cet intermède tragique, l'agitation reprend de plus belle, les respirations deviennent de plus en plus haletantes. Certains sont au bord de la crise de nerfs. Une voix s'élève: "je suis prêtre et je propose que nous récitions le chapelet pour demander la protection de la Vierge". La prière commence et un certain calme s'établit, on répond toutefois avec peine et après deux ou trois "Ave Maria" quelques-uns crient "non, taisez-vous, il y a ici des incroyants et votre prière est énervante". Effectivement, il est sans doute préférable de se taire. Il ne faut pas ajouter à la tension qui s'accroît de minute en minute et même dans cette atmosphère raréfiée, tout mouvement, toute parole qui exigent un effort, sont certainement néfastes.
Quand le jour commence à poindre, le train s'arrête dans une gare. C'est Pont-à-Mousson. L'espoir renaît. Allons-nous enfin descendre? mais non! Les Allemands s'agitent, courent sur le quai, gu... toujours des ordres et des menaces. Il se rapproche de notre wagon et soudain, les portes s'ouvrent grandes. Trois ou quatre S.S. se précipitent la cravache à la main et vocifèrent, les camarades traduisent: "Il y a eu des évasions, ils vont nous compter, il faut pour ce faire que nous nous rassemblions tous dans la moitié du wagon". Nous ne pouvons pas croire nos oreilles, nous avons déjà tant de mal à tenir dans la totalité du wagon! Alors, sous les coups, nous nous écrasons littéralement les uns les autres, certains crient, d'autres s'évanouissent et les S.S. nous comptent un à un comme des bêtes en nous faisant passer d'un côté à l'autre. Le compte y est! et les ouvertures que quelques-uns d'entre nous avaient commencé de pratiquer dans les planches avaient été suffisamment camouflées, le travail n'est pas découvert! Nous sommes donc condamnés seulement à quitter nos chaussures et à les jeter sur le quai. Mais dans les wagons où des travaux ont été repérés, nos camarades ont été mis complètement nus et ont dû abandonner tous les vêtements dans la gare.
Et nous repartons cette fois vers le Nord. À Trèves, on nous fait descendre sur le quai et on nous distribue un bol de soupe bien épaisse et qui ne nous désaltère guère. Ce sera la seule nourriture ou boisson du voyage. Nouveau départ. Physiquement la situation nous paraît un peu moins pénible. Pendant quelques minutes, notre wagon et nous-mêmes avons pu respirer l'air libre et frais en cette saison, mais après le traitement de la nuit, le moral a tendance à baisser sérieusement. Quand le train s'arrête une heure (peut-être même plus) dans un tunnel où la fumée de la locomotive rend l'air encore plus irrespirable, plusieurs d'entre-nous sont convaincus et le déclarent à haute voix que cet arrêt est voulu et a pour but notre extermination rapide et en masse! Mais cependant, pourquoi nous auraient-ils conduits jusqu'ici? Enfin, après ce long temps de doute angoissé, le convoi repart. Dans la nuit du deuxième au troisième jour, c'est le passage du Rhin que nous devinons au bruit caractéristique du roulement prolongé sur un pont métallique. D'ailleurs, un camarade placé près d'une lucarne nous le confirme. Pour nous, c'est un nouveau choc. Passer le Rhin c'est vraiment entrer en Allemagne. Le Rhin c'est un nouvel obstacle que les Alliés ne franchiront sans doute pas facilement. Cette fois, nous sentons plus intensément encore que nous sommes vraiment séparés des nôtres et pour combien de temps, des mois, peut-être des années?
Le troisième jour, des gares se succèdent, nous nous arrêtons à tout instant. Des employés de chemin de fer sympathisants - souvent alsaciens – nous renseignent de l'extérieur. C'est Giessen, Eisenach, Gotha où l'arrêt se prolonge. Dans ces moments, la situation devient de plus en plus pénible. L'air n'est plus brassé par le déplacement du train. Certains perdent tout contrôle d'eux-mêmes. L'un de mes voisins, affolé littéralement par l'évanouissement qu'il sent venir, veut à toute force atteindre la lucane pour respirer. Il frappe, bouscule, piétine. Je reçois alors un violent coup de coude dans l'estomac et je sens que je perds connaissance. J'ai le temps de dire à BERNARD: "je m'en vais". Mon ami me soutient, brasse l'air comme il peut et, je reviens à moi mais m'affaisse au milieu des bras et des jambes de mes voisins. Une voix près de moi me dit: "je n'en peux plus, je vais m'évanouir". Sur une de mes jambes, je soutiens la tête de ce camarade dont je ne distingue pas très bien les traits. Je fais ce que je peux pour le réconforter et j'entends: "merci mon vieux, je m'appelle Jacques CHAMPOYSSIER, je suis des environs de Tours et j'ai fait mes études au Collège Saint-Grégoire, si je ne reviens pas, tu te souviendras". Est-ce possible? Moi aussi, je suis de Touraine et j'ai fait mes quatre dernières années d'études secondaires à Saint-Grégoire. Ainsi deux élèves de ce vieux collège, un ancien et un jeune se réconfortent mutuellement dans le malheur. C'est merveilleux et on pourrait presque y voir un signe. Lui aussi est revenu des camps de concentrations et quinze ans plus tard, je pouvais l'embrasser dans la cour des Invalides où il venait de recevoir la Légion d'Honneur.
Mais la situation dans le wagon s'aggrave d'heure en heure. Tous souffrent d'épuisement, de demi asphyxie et de soif. Cette soif atroce qui dessèche la gorge, gonfle la langue. Ne pouvant naturellement nous déplacer pour utiliser une tinette qui se trouve quelque part dans le wagon, nous faisons circuler une bouteille que nous nous passons de mains en mains pour la vider. Devant moi, j'aperçois un jeune camarade qui vient d'utiliser la bouteille, et la tient dans ses mains. Il hésite à la passer à un voisin, puis brusquement, il boit une ou deux gorgées qu'il recrache aussitôt en grimaçant et en poussant un juron. D'autres lèchent les parties métalliques du wagon sur lesquelles se dépose la buée de notre respiration. Faut-il souffrir pour en arriver là! Nous continuons à lutter contre l'évanouissement, nous haletons, nous sommes vraiment à la limite de notre résistance. C'est l'atmosphère du sous-marin en perdition.
Le train roule toujours lentement dans la nuit. N'arriverons-nous jamais? Quelle que soit notre destination, la situation ne pourra pas être pire qu'ici. Nous le croyons fermement... et pourtant!
Vers le milieu de la nuit, enfin, nous comprenons à certains bruits extérieurs que nous touchons bientôt au terme de notre "transport". Le train avance maintenant très lentement, il franchit les aiguillages et l'on devine, aux nombreux commandements ou appels la présence de militaires allemands tous le long d'un quai que nous longeons. Le convoi s'arrête, nous percevons des bruits de chaînes, de portes que l'on décadenasse et soudain les nôtres s'ouvrent brusquement
Alors nous assistons et participons à une mise en scène vraiment terrifiante. Des S.S se précipitent dans le wagon, la cravache à la main et frappent à tour de bras en hurlant le fameux "Heraus – Schnell - Schnell" (sors, vite, vite) que nous avons si souvent entendu depuis un an.
Des projecteurs braqués sur nous, nous aveuglent, des hommes en arme sont déployés tout le long du train, des chiens aboient rageusement et, sautant du wagon, nous tombons les uns sur les autres sur un quai tout couvert de neige glacée, par une température qui doit être voisine de – 15 ou - 20°. Au moment de sauter à terre, un de nos camarades s'est dressé tout droit à la porte du wagon. Il pousse à tue-tête des clameurs inintelligibles. Il est devenu fou. Matraqué aussitôt, il disparaît dans la nuit et nous ne le retrouverons pas. Dans les wagons voisins, d'autres ont aussi perdu la raison et trois sont morts. Nous apprendrons, quelques années plus tard que d'autres déportés dans les mêmes conditions, mais en plein été 1944 ont souffert plus que nous, puisque dans ces derniers convois, plus de 50% de l'effectif mourra avant l'arrivée.
BUCHENWALD
(1944)
Le récit de nos conditions d'existence dans ce camp de concentration est la suite du récit que j'ai fait de conditions du transport de Compiègne à Buchenwald et qui a paru dans le bulletin des "Ailes Brisées" d'octobre 1971. Il faut donc se reporter à ce bulletin et lire après les mots "le fameux camp de Buchenwald" terminant l'avant-dernier paragraphe...
Nous sommes immédiatement dirigés vers une grande salle au plafond de laquelle pendent de nombreuses pommes de douches, mais nous découvrons surtout sur le sol plusieurs grands baquets pleins d'eau où nous allons enfin pouvoir nous désaltérer. Mais, avant d'en recevoir l'autorisation, il faut quand même subir un bref discours, en français, où l'on nous annonce que nous sommes arrivés au camp de concentration de Buchenwald au cœur de l'Allemagne, puis suivent quelques conseils sur la discipline imposée et, enfin, nous avons la permission de boire. Alors, c'est un véritable lâcher de bêtes fauves sur leur proie - une bousculade indescriptible autour des baquets où plusieurs y plongent toute la tête. Quelques-uns gardent tout de même une certaine dignité et attendent leur tour!
Vient ensuite la séance de déshabillage complet au cours de laquelle nous devons remettre tout ce que nous avons encore de précieux en particulier: alliance, montre, médailles. Ces derniers objets sont réunis dans un petit sac portant le numéro 43.927 qui vient de m'être attribué. Certains tentent de garder leur alliance en la mettant dans leur bouche, mais ce geste, sans doute habituel, est immédiatement repéré et le "contrevenant" reçoit une gifle magistrale administrée par un des surveillants S.S. qui vocifèrent sans arrêt.
Dans le plus simple appareil, nous déambulons de pièce en pièce. Nous entrons d'abord dans une chambre où pendent des tondeuses. Au pied de chacune d'elles est assis un bagnard (un de nos anciens!) qui va faire office de coiffeur. C'est alors la tonte complète de la tête aux pieds. D'abord le crâne au "double zéro", puis sous les bras et, enfin, nous sommes "invités" à monter sur un tabouret pour que notre tondeur puisse terminer plus facilement sa tâche! La pièce suivante est une piscine remplie d'un liquide noir comme de l'encre où chacun est balancé littéralement la tête la première par un "costaud" qui me dit: "Ferme bien les yeux, sinon ça va te piquer".
En effet, l'eau dans laquelle seront passés les 1.800 détenus de notre convoi est saturée de grésil; pour compléter la désinfection; un coup de vaporisateur sous les bras et un autre entre les jambes. Nous sommes maintenant vraiment purifiés et, en courant, tant pour nous réchauffer que pour échapper aux coups, nous parcourons des couloirs interminables pour aboutir au magasin d'habillement. Là, de la part des magasiniers, nous recevons des vêtements de couleurs et de tailles très variées qui ne correspondent guère à nos mensurations. Il s'agit d'une chemise, d'un caleçon, d'un pantalon, d'une veste, d'un pull-over et d'une coiffure quelconque (calot ou casquette). Aux pieds, une paire de chaussettes et des "claquettes" comportant essentiellement une planche de bois et une sorte de lanière en simili cuir. Nous recevons aussi une cuillère en fer et une serviette (cette dernière me sera dérobée dès le lendemain). Nous voici donc habillés avec des vêtements trop longs ou trop courts, (le bas de mon pantalon m'arrive à mi-mollet) qui nous donnent une parfaite allure de "clowns" et, malgré la tristesse de la situation, nous ne pouvons que rire de notre déguisement.
Et maintenant, toujours en pleine nuit, - il est peut-être 5 heures du matin - glissant sur la glace et tombant dans la neige presque à chaque pas, nous nous rendons vers le block qui nous a été affecté. Les claquettes auront causé un si grand nombre d'entorses que trois jours après, des souliers en tout genre nous seront distribués.
Ainsi, nous allons résider dans le "petit camp" de Buchenwald, c'est-à-dire dans de grandes baraques en bois, tandis que les bâtiments en dur sont réservés au "grand camp". Les deux camps sont en principe séparés l'un de l'autre par une clôture en fil de fer barbelé, mais pratiquement, il n'est pas difficile de passer de l'un dans l'autre, - et nous le faisons assez souvent pour rencontrer des camarades qui nous ont été signalés.
Nous serons donc logés dans le block n° 61 – au nombre de huit cents environ – sous la direction d'un "Stubendienst", c'est-à-dire le service de la chambrée composé d'un communiste allemand détenu depuis 1933 – qui sera notre chef de block et de trois polonais. – Les quatre personnages exigent naturellement une stricte discipline puisqu'ils sont responsables de l'ordre dans le bloc vis-à-vis des S.S.. Ils nous préviennent d'ailleurs qu'en cas de désordre et grosse bagarre dans le block, les S.S. tirent dans le tas à la mitraillette. Nous apprendrons petit à petit que nos gardiens de chambrée ne sont pas de mauvais gars.
En arrivant, nous espérions trouver un peu de nourriture et de boissons puisque nous n'avions rien mangé depuis trois jours, mais l'heure de la distribution était passée et il fallait attendre encore une longue journée pour avoir droit à notre première soupe. Quand mon ami BERNARD et moi nous assîmes l'un en face de l'autre devant notre gamelle, nous nous regardâmes ahuris, puis tout d'un coup, éclatâmes de rire: "Voyons est-ce bien nous qui sommes là dans cet accoutrement en plein cœur de l'Allemagne? Ce n'est pas possible, c'est un cauchemar". Et bien, non, ce n'en était pas un, et nous subissions le régime de la quarantaine, c'est-à-dire une période d'une dizaine de jours environ, pendant lesquels nous devions nous habituer au rythme d'un camp de bagnards.
Notre premier soin fut de choisir un emplacement pour la nuit. Tout le tour de la baraque était garni de cases (ou cages à lapins!) de 1,30 mètre de large sur 0,80 de hauteur. Nous ne pouvions pas nous y tenir assis et il fallait donc s'introduire dans la case à plat dos, les pieds les premiers car, obligatoirement toutes les têtes devaient apparaître à l'extérieur. Chaque case était destinée à 4 détenus, tellement serrés, que si l'un deux voulait se retourner, toute la rangée était réveillée.
Dans cette proximité toute particulière, il était indispensable de bien choisir ses voisins et nous eûmes la très grande chance de sympathiser immédiatement avec deux camarades avec qui nous devînmes inséparables: l'un Alain DURAND-DARNIS, officier de cavalerie de réserve, excellent chanteur, avait subi pendant son interrogatoire le supplice de la "baignoire" avant d'être déporté. L'autre? DURAND était ingénieur à Voreppe en Isère.
Les jours et les nuits se succédèrent alors suivant un horaire fixe, mais ils furent parfois "agrémentés" d'événements assez variés, pendant toute la quarantaine.
CONDITIONS GÉNÉRALES D'EXISTENCE DANS LE CAMP
I - La Quarantaine
Les nuits se passaient à peu près sans sommeil. D'une part, nous étions dévorés par les puces, d'autre part nous étions gênés par le déplacement continuel des détenus les plus âgés vers les "toilettes", provoquant le vacarme incessant des claquettes de bois sur le plancher quand ce n'était pas les jurons de ceux qui tombaient ou se heurtaient dans l'obscurité aux tables et bancs.
À quatre heures, (pour la corvée de café de trois heures trente) nous étions debout et, après avoir rangé nos couvertures, nous partions en pleine nuit en direction de la baraque à douches et par une température de - 20° environ, estimée par la dureté de la glace ou de la neige et les dimensions d'énormes stalactites. Ce parcours de 3 à 400 mètres dans l'obscurité, sur un terrain gelé, parsemé de trous, de blocs de glace, d'obstacles de toutes sortes était particulièrement pénible. Dans la salle de douches, étaient disposés plusieurs petits bassins au milieu de chacun desquels un gros tuyau vertical projetait à hauteur de poitrine un jet horizontal d'eau glacée. À tour de rôle, chacun présentait sa poitrine et son dos pendant quelques secondes et se lavait la bouche. Étant donné que les serviettes avaient rapidement disparu, il fallait se sécher avec sa chemise que l'on remettait ensuite toute humide. Cet exercice était assez éprouvant. Bien que la surveillance des Kapos (1) nous obligeât à nous y soumettre, on pouvait assez facilement "faire semblant" mais, malgré l'avis d'un camarade médecin estimant que le choc était néfaste pour un cœur de mon âge, je m'obligeais chaque matin à cette douche qui me réveillait et me donnait un véritable coup de fouet pour la journée. J'estime que j'ai eu raison de persévérer. Après la douche, retour à la baraque pour le "petit-déjeuner" au cours duquel nous sont distribuées nos rations pour la journée, morceau de pain noir, petite dose de margarine, et pâté. Il s'agit alors de partager cette maigre pitance en trois parties correspondant, selon la volonté de chacun, aux trois repas de la journée. D'où la nécessité d'un couteau (pour ne pas en perdre les miettes!) et je m'en suis procuré un auprès d'un Russe qui me l'a échangé naturellement contre la moitié de ma ration de pain. J'ai rapporté ce couteau qui figure en "vitrine" dans une des bibliothèques de Poitiers.
Pour le premier repas de la journée, il faut ajouter un bol de liquide foncé, qui n'a rien d'un café, mais qui a le grand avantage d'être toujours très chaud.
La journée de quarantaine se continue par des occupations variées. Tout d'abord, l'appel sur la grande place où nous sommes, dit-on, une trentaine de mille! Nous sommes là, debout, naturellement au garde à vous, toujours par rangées de cinq, tandis que les S.S. viennent nous compter. Si le compte n'est pas juste - et il l'est bien rarement - l'appel se prolonge parfois pendant plusieurs heures, jusqu'à ce que le ou les manquants, des malades la plupart du temps, aient été retrouvés dans les baraques.
De là, nous partions pour diverses corvées, pas encore trop fatigantes (ramassage du bois, transport de pierres à la carrière, transfert de vêtements d'un magasin dans l'autre). À cette dernière occasion, je me suis trouvé, dans un couloir en face d'une glace. Eh bien sincèrement, je ne me suis pas reconnu, oui vraiment, tête rasée, joues creuses, yeux noirs, teint gris, je me trouvais méconnaissable et, pourtant il y avait moins de 15 jours que j'étais dans ce camp! Il y eut aussi naturellement la séance de photo d'identité de face et de profil – numéro matricule 43.927 – vraie photo de bagne que j'aurais tant voulu retrouver mais qui, malheureusement, disparut avec les archives de Buchenwald au cours des bombardements par l'aviation alliée.
En général, dans les après-midi de quarantaine, nous étions assez libres de disposer de notre temps. C'est alors que l'on recherchait des camarades dont on signalait la présence dans d'autres blocks. Je rencontrais ainsi un MICHELIN et son fils. Les Colonels de FLERS et BARAZER que j'avais connus à l'État-Major du Général d'ASTIER. Le Colonel WACKENHEIM, déjà malade, le jeune THIALLIER, qui était mon voisin de cellule à Fresnes et avec qui je conversais par la tuyauterie d'eau au-dessus des W.C. Je faisais la connaissance de deux BARBERON de trente et quarante ans environ, venant d'Orléans. L'aîné mourut en déportation, le second écrivit à mon père à son retour pour lui faire part de notre rencontre et lui demander de mes nouvelles.
Je recherchais, en vain Jacques BELL, avec qui j'avais tant sympathisé dans ma cellule. Il était déjà parti en kommando et ne revint pas. Je retrouvais Paul-Émile JEANSON, Vice-Président du Conseil Belge – grand-croix de la Légion d'Honneur, avocat réputé, âgé de 72 ans, qui avait été mon codétenu à Fresnes pendant 4 mois environ. Il avait le don du récit, de l'anecdote, des histoires drôles! Dans notre cellule, il se plaignait sans cesse du manque d'air et s'inquiétait souvent au sujet de sa belle voix
(1) Les Kapos étaient des détenus assez anciens, qui, sous contrôle des S.S. étaient chargés de la surveillance des nouveaux détenus – à l'extérieur des chambrées.
(disait-il lui-même) qu'il désirait conserver. Il me disait que les Allemands, au cours de son dernier interrogatoire, lui avaient promis de l'envoyer en Allemagne dans un beau château où il aurait tout le loisir de respirer dans le parc. Il attendait donc son départ avec impatience, mais je ne pouvais m'empêcher de lui dire que, depuis un an, j'avais fait l'expérience de la vie en cellule et que j'en concluais qu'on pouvait y vivre en attendant le proche débarquement des Alliés, tandis que j'ignorais les conditions de notre captivité en Allemagne. En tout cas, une fois passé le Rhin, la libération me semblait beaucoup plus lointaine. À ce moment, je n'imaginais naturellement pas ce qui nous attendait et ce pauvre Président, très fatigué, épuisé même, me disait souvent à Buchenwald: "Comme vous aviez raison mon Colonel!". Parmi tous ceux que je viens de citer: FLERS, WACKENHEIM, THIALLIER, BELI, un des deux BARBERON et ce pauvre Président ne revinrent jamais et c'est avec beaucoup d'émotion que je découvrais dans le bâtiment du four crématoire de Buchenwald où je retournais avec Anne-Marie en août 1974, une plaque rappelant le souvenir de mon vieux camarade Paul-Émile JEANSON.
Les journées de notre quarantaine étaient bien longues, mais, en dehors de corvées, il y avait quelques intermèdes, tels que vaccinations, contrôle médical, interrogatoire d'identité et même quelques distractions variées.
La vaccination était strictement obligatoire, mais certains camarades, au courant des méthodes S.S. craignaient le pire et cherchaient à les éviter sans pouvoir y parvenir d'ailleurs, car la surveillance des Kapos était très efficace. Les vaccinations étaient pratiquées par des codétenus – médecins ou infirmiers. À celui qui opérait sur mon dos, je demandais le but du vaccin. Il me répondit: "Je n'en sais rien moi-même. On m'a remis cette seringue et donné l'ordre de vacciner. J'exécute". Je crois qu'il s'agissait de vaccin antityphique.
C'est un prêtre, GEORGES (?) qui se chargea de mon interrogatoire d'identité: renseignements habituels sur les parents, la famille, la santé et, bien entendu, la profession. Quand je déclarais: officier de l'Air, l'abbé rétorqua aussitôt: "Alors tu es bon pour la terrasse". Les techniciens, électriciens, maçons, menuisiers, médecins étaient certains de trouver un emploi correspondant plus ou moins à une "planque". Les électriciens étaient très recherchés pour travailler (nous l'avons appris plus tard) à la fabrication des V1, dans l'usine même de Buchenwald, mais ils surent pratiquer de nombreux sabotages.
Le dimanche après-midi, nous fûmes autorisés par nos Kapos à organiser une petite fête avec un plateau de théâtre. Plusieurs véritables artistes réussirent à nous distraire par des chansons, des histoires variées, des récitations, des poèmes et c'est là que je découvris la très belle voix de notre camarade DURAND-DARNIS et celle aussi de BERNARD. J'entendis ainsi de remarquables extraits de Cyrano et de l'Aiglon. Les rappels étaient émouvants et, pendant quelques instants, nous réussissions à oublier notre condition de bagnard.
Mais cette quarantaine prit fin au bout d'une dizaine de jours et commença alors la période de travail forcé.
II - LE BAGNE
Ce fut tout d'abord la distribution de nos vêtements rayés bleu et blanc, tout neufs, se composant d'une veste, d'un pantalon et d'un long manteau du même tissu, d'une sorte de calotte-béret et d'une paire de brodequins imperméables avec semelles de bois.
Ainsi habillés, nous étions moins ridicules qu'avec nos premiers oripeaux de clowns, mais nous ne devions pas tarder à les friper en raison du travail à l'extérieur par tous les temps et pendant environ dix heures par jour.
Après l'appel du petit matin vers cinq heures, sur la grande place, en pleine nuit, en cette saison, et sous les feux de puissants projecteurs situés au-dessus de la porte d'entrée du camp, nous sortions, toujours par rangs de cinq, comptés par la cravache d'un S.S. au passage de la porte et précédés d'une musique de cirque composée d'une vingtaine de détenus habillés de vêtements multicolores (c'était, paraît-il, la formule de "travail dans la joie").
Nous rendant à l'usine d'armement GUSTLOFF (1), nous passions devant la villa du Commandant du camp, déjà éclairée et où nous devinions, derrière les rideaux de tulle, le petit-déjeuner tout préparé: pain grillé, beurre, chocolat , cela nous faisait rêver tous les matins!
Sur le terrain de l'usine, nous étions condamnés, nous les officiers (par principe bons à rien!) à effectuer des travaux de terrassement et, munis d'un pic et d'une pelle, nous creusions dans cette terre gelée à moins vingt degrés des tranchées destinées à des canalisations. Sous le coup de pic, nous rencontrions souvent des grosses dalles de schistes et le choc se répercutait douloureusement dans le coude et l'épaule. Petit à petit, nous apprenions le métier, mais le rendement était très faible et cela valait mieux, naturellement.
Cette corvée durait toute la journée avec une pause d'un quart d'heure environ, toujours debout, au grand air, pour consommer notre déjeuner que nous choisissions dans les parts qui nous avaient été distribuées le matin. Nous avions droit aussi à un quart de liquide chaud. Tout cela sous la surveillance bienveillante d'un Kapo tchécoslovaque qui, bon garçon, nous signalait chaque fois l'apparition à l'horizon d'un S.S. chargé de contrôler le travail. Vers dix-sept heures, nous retournions dans la cour d'appel à une allure beaucoup plus rapide que le matin (les chevaux sentaient l'écurie!!). Et puis, après l'appel prolongé, toujours pénible debout dans le froid, c'était le retour au foyer, c'est-à-dire à la baraque bien chauffée par le service de Chambrée.
Sans aucun doute, voici venu le meilleur moment de la journée – on est au chaud, assis sur des bancs devant une table et une bonne gamelle de soupe. Il faut reconnaître que ce "potage" était très appétissant et avait la suprême qualité d'être toujours bien chaud. On avait droit parfois à un petit rabiot et celui qui avait eu la chance d'être désigné pour la corvée de distribution pouvait racler le récipient et j'en ai vu qui, plongeant la tête dans la bassine, en léchait le fond et les parois! Inutile de dire qu'en cette fin de journée, nous restions toujours sur notre faim et nous nous préparions pour la nuit avec la sensation de l'estomac encore bien vide.
Un soir, j'eus pitié d'un camarade que j'avais déjà repéré pour sa physionomie sympathique et qui s'avançant vers moi, me demanda sans préambule de lui donner un tout petit morceau de mon pain. Il était grand et fort et il avait donc certainement bien besoin d'un supplément que je lui accordais aussitôt. Rentré en France, j'appris qu'il s'agissait de Pierre de CHEVIGNY dont ma belle-mère connaissait la famille et je sus aussi que le bénéficiaire de mon geste m'en gardait une grande reconnaissance.
Après la soupe, chacun remontait dans son "clapier", fatigué, harassé et avec l'espoir de dormir mais le sommeil, toujours interrompu, n'était guère réparateur et le lendemain à quatre heures commençait une nouvelle journée de bagne, d'ailleurs très analogue à la précédente. Malgré cette répétition monotone des jours, on gardait toutefois une certaine notion du temps passé en raison de l'après-midi du dimanche où, en l'absence de travail, on avait une certaine liberté de circuler dans le camp, d'aller voir d'autres camarades et surtout de compléter notre toilette. Mais je n'ai pas le souvenir d'avoir été rasé une seule fois depuis notre départ de Fresnes et pourtant nous n'avions pas de barbe! Mystère?
(1) Un bon croquis du camp figure dans le livre "L'enfer organisé" par Eugen KOGON page 48. Le livre est certainement le plus complet de tous ceux qui ont paru sur Buchenwald. Il figure dans ma bibliothèque.
III - QUELQUES ANECDOTES
1 - La corvée de bois
Un soir, après le retour dans le block, un des gardiens de Service de la Chambrée - un Polonais - réclame des volontaires pour une corvée de bois. Il s'agissait d'aller chercher des bûches préparées en vue d'alimenter le poêle central du block. Trois camarades se présentent. Il en fallait cinq. Le gardien me désigne ainsi que mon voisin. Après un quart d'heure de marche dans la nuit, nous arrivons devant une vieille baraque dans laquelle sont entassés des stères de bûches et quelques grands sacs à "pomme de terre". Chacun reçoit alors un sac avec l'ordre de le remplir. J'entreprends ma corvée et quand je juge le sac suffisamment lourd, je m'arrête et m'apprête à le mettre sur mes épaules, mais le gardien veillait soigneusement au remplissage et, après m'avoir, en polonais et sur un ton peu aimable reproché ma paresse, il se mit à procéder lui-même au remplissage. Je voyais avec effroi le sac se gonfler et par conséquent s'alourdir et quand je reçus l'ordre de le charger sur mon dos, je fus incapable de le soulever. Le gardien qui, lui, était très costaud, pris alors le sac et le posa sur mes épaules, mais je fus alors comme pétrifié et dans l'incapacité totale de faire un pas et je m'effondrai sous le poids. J'entendis alors de nouvelles imprécations et je vis, avec stupeur, le gardien charger lui-même le sac sur son dos et prendre le chemin du retour avec les quatre autres camardes, tandis que je suivais derrière en imaginant les sanctions qui m'attendaient dans le block.
Le gardien rendit compte au chef et je fus tout simplement privé de soupe. La sanction était naturellement très dure pour quelqu'un qui souffrait de la faim et attendait l'heure de la soupe comme l'unique moment agréable de la journée, mais j'avais conscience de m'en tirer à très bon compte.
Décidément nos gardiens polonais n'étaient pas de mauvais gars!
2 - Des mots avec un codétenu communiste
La soupe du soir qui nous réunissait tous nous donnait l'occasion de parler, d'échanger des idées de préférence avec nos voisins de table, toujours les mêmes, c'est-à-dire bien choisis, mais parfois aussi avec ceux des tables voisines.
Un soir, j'entendis derrière moi des éloges enthousiastes des Soviets: l'armée russe était vraiment la seule efficace, les alliés n'osaient pas débarquer en France et les Soviétiques nous délivreraient très prochainement. Dans cette guerre c'est aux Russes et à eux seuls que nous allions devoir notre salut! Ces propos, tenus à très haute voix, m'échauffaient singulièrement les oreilles et soudain, n'y tenant plus, je me retournais furieux vers l'orateur et l'apostrophais en lui faisant remarquer que si les Russes ne nous avaient pas lâchés en août 1939, en signant un pacte de non-agression avec l'Allemagne, nous ne serions sans doute pas en guerre. Naturellement, cette réflexion ne plut guère aux communistes de la baraque et comme ils étaient le plus nombreux, ils déclenchèrent de violentes protestations et d'insultes à mon adresse. Mes amis, se rendant compte qu'une bagarre était sur le point d'éclater, me firent comprendre l'imprudence de mes paroles et intervinrent pour calmer les esprits: "Si vous insistez, me dit mon ami BERNARD, ils vont vous supprimer".
Je n'imaginais pas, à ce moment, l'énorme puissance du parti communiste à Buchenwald et la haine que la plupart des détenus nourrissaient contre le Maréchal PÉTAIN et son gouvernement. J'avoue que, même lors de mon retour en France, j'eus beaucoup de peine à me rendre compte de la largeur du fossé qui séparait ces deux catégories de Français: les pro. et les antivichyssois.
3 - Une exécution dans le block
Un soir, après la soupe, une certaine agitation se produisit parmi la "colonie" polonaise du block et nous comprîmes rapidement qu'un codétenu polonais venait d'être pris en flagrant délit de vol d'un morceau de pain dans la ration d'un camarade. Le coupable était malmené, insulté et bientôt, les plus "anciens" décidèrent de constituer un véritable tribunal pour le juger. Aussitôt, dégageant bancs et tables, ils ménagèrent un espace libre à l'une des extrémités du block. Le coupable fut placé debout, au centre, tandis que toute la colonie polonaise faisait cercle autour de lui. Nous ne pouvions pas comprendre naturellement ce qui se disait en polonais, mais il était évident que l'accusation venait d'être prononcée et que la sentence ne devait pas tarder. Celle-ci fut une sorte de "lapidation" à coups de poings et de pieds et l'exécution suivit immédiatement. Chacun successivement portait des coups sur le malheureux qui s'efforçait de les parer sans pouvoir les rendre. Quelle devait être la limite de ce supplice? Nous l'ignorions et prenions pitié pour ce pauvre homme. C'est tout ce que nous pouvions faire. Nous avons bien tenté une intervention mais, dans une langue étrangère, et contre une grande majorité d'excités dont l'excitation gagnait de plus en plus en violence, nos voix n'avaient aucune portée. Nous assistions donc impuissant à ce supplice dont l'aboutissement, nous l'avons compris très vite, ne pouvait être que la mort. Effectivement, le malheureux finit par s'effondrer presque sans vie sur le sol, mais pour parfaite cette exécution encore incomplète, le tribunal décida de mettre nu le condamné, puis de l'attacher à l'extérieur de la baraque où la température avoisinait – 20°. Cette dernière décision immédiatement appliquée calma les esprits de chacun, dans le silence, rejoignit sa "niche" avec la vision d'une barbarie impensable.
Le lendemain matin à quatre heures, les bourreaux voulurent constater que le froid avait achevé leur œuvre mais l'homme respirait encore! Comme le temps pressait avant le "café", il fut décidé d'en finir une bonne fois par la noyade. On plongea la tête du malheureux dans une bassine pleine d'eau et, après quelques soubresauts, la mort vient enfin le délivrer. Voilà donc, pour les Polonais, le prix d'un vol de pain à un camarade de bagne!
4. La corvée de M....
... Comme je l'ai écrit plus haut, chaque block était sous la direction d'un Service de la Chambrée (Subendienst), composé d'un chef de block et de trois ou quatre adjoints... Tous étaient des codétenus d'une certaine ancienneté. Ils étaient dispensés de travail à l'extérieur puisque leur activité s'exerçait avant tout dans le block où ils assuraient l'ordre, la propreté, la désinfection, le chauffage (poêle à bois), la distribution des repas. Ils bénéficiaient d'un complément de nourriture et avaient aussi l'avantage de pouvoir coucher sur de bonnes paillasses autour du poêle. Notre chef de block était un communiste allemand, plutôt sympathique, aidé dans sa tâche par trois Polonais, intermédiaires entre la Direction S.S. du camp et les détenus, ils nous transmettaient les instructions reçues et se chargeaient plus particulièrement de la répartition des corvées du lendemain. L'une d'elles était très redoutée des détenus. Il s'agissait de la corvée de M.... qui consistait à répandre sur le sol du jardin potager à titre d'engrais tous les excréments du camp rassemblé, par des galeries d'égouts, dans une grande fosse centrale au milieu des jardins.
Par équipe de deux et armés de pelles et d'une grande boîte en bois à quatre brancards les détenus devaient, sous le contrôle des S.S. remplir les boîtes et aller déverser leur contenu aux quatre coins du jardin. Cette corvée était extrêmement pénible, en raison du poids à transporter qui nous arrachait les bras, en raison aussi de la difficulté de se déplacer, aussi chargés, sur un tapis gluant. Nombreux étaient ceux qui tombaient et étaient, à terre, frappés par les S.S.. Il paraît que certains glissaient dans la fosse et n'en revenaient pas! En tout cas, si l'on avait la malchance de perdre sa pelle dans la fosse, on en était réduit à remplir la boîte avec ses mains.
Un soir, après l'appel, le chef de block nous réunit en dehors de la baraque pour une communication importante.
Aligné dans la nuit noire, nous attendions donc en silence les instructions du chef. Naturellement, ce dernier s'exprima en allemand et comme d'habitude, un camarade interprète traduisit immédiatement. Le chef nous faisait savoir que la dure corvée de M.... avait été faite dans la journée par plusieurs jeunes d'entre nous, choisis de préférence aux autres pour leurs bonnes aptitudes physiques. Or, ce soir, tous ces jeunes étaient rentrés complètement épuisés. Ils étaient dans un état tel qu'il était humainement impossible de leur demander de fournir le même effort le lendemain. Et pourtant, une corvée identique était exigée par les S.S..
Le chef demandait donc des volontaires pour le lendemain.
À la suite de cette harangue, pas un mot, pas un geste dans les rangs des détenus, personnellement j'avoue que j'hésitais beaucoup. Je n'ignorais pas que mes forces étaient bien faibles mais je comprenais que l'appel était pathétique. Dix à quinze secondes se passèrent et puis, brusquement sans être très conscient de ce que je faisais, j'avançais de deux pas. Presque simultanément, BERNARD vint s'aligner à mon côté. J'entendis alors dans les rangs une voix "Bravo, mon Colonel". Cette voix qui nous encourageait était celle d'un détenu avec qui j'avais déjà sympathisé. Il s'agissait d'un dentiste que je devais retrouver en 1945 à Bordeaux et qui m'adressa un témoignage particulièrement élogieux quand je dus constituer mon dossier de déporté.
Naturellement, d'autres volontaires se désignèrent et le lendemain, après l'appel, nous fûmes dirigés vers les jardins. À notre grande surprise, BERNARD et moi toujours ensemble, fûmes désignés non pas pour la corvée de M.... mais pour la corvée de neige certainement moins pénible et surtout moins sale. Armés des mêmes outils, c'est-à-dire deux pelles et une boîte à quatre brancards, nous reçûmes l'ordre d'un S.S. de dégager complètement la neige d'une certaine surface de jardin. Après avoir rempli notre boîte, nous devions tout simplement aller la vider à quelque cent mètres de là en dehors de la surface cultivable. La boîte était bien lourde et nous nous enfoncions dans la neige jusqu'au mollet, mais nous n'étions guère surveillés et la neige était propre! De notre emplacement, nous pouvions voir nos camarades qui s'exténuaient dans l'exécution d'une corvée extrêmement pénible.
Je suis personnellement convaincu que si nous avions, BERNARD et moi, bénéficié d'une certaine faveur pour la désignation des corvées, nous le devions à notre chef de block reconnaissant de notre geste presque spontané qui entraîna les autres.
Cette journée fut malgré tout assez éprouvante, en raison d'une protection très insuffisante contre le froid surtout pour les pieds et le bas des jambes toujours plongés dans la neige glacée; (nous avons appris plus tard que cet hiver de février 44 avait été particulièrement rigoureux) – d'ailleurs, c'est à partir de ce jour que je commençais à constater certains troubles dans mes chevilles et mes pieds – mon pied gauche surtout commença à enfler très sérieusement au point qu'il me fut difficile de chausser mes souliers à semelles de bois qui nous avaient été distribués en vue d'un départ en "kommando".
En tout cas, il n'était pas question de les lacer et une grosse engelure apparut au talon et creva dans les premiers jours. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, ma cheville et mon pied devenus très gros étaient absolument indolores, mais je ne pouvais plus les plier et quand en revenant du travail journalier, les colonnes de détenus accéléraient l'allure pour retrouver plus vite la baraque et la soupe, j'avais beaucoup de peine à marcher et deux camarades me soutenaient par les épaules pour m'aider à tenir le train.
Je suis persuadé que si le départ pour EISENBERG n'était pas survenu dans cet hiver, je n'aurai pu éviter la gangrène.
Départ de BUCHENWALD vers EISENBERG
Nous vivions donc jour après jour notre existence de bagnard agrémentée d'évènements variés et plus ou moins tragiques. Nous attendions le départ en "Kommando", c'est-à-dire vers un lieu de travail qui, d'après les renseignements recueillis serait Dora où l'on creusait les collines de sel pour y préparer les usines protégées. C'est alors que se produisit l'événement providentiel, encore inexpliqué, de notre transfert au S.S. kommando d'Eisenberg dans les Sudètes où les conditions d'internement devaient se révéler à peu près analogues à celles des camps de prisonniers de guerre.
Un soir, le chef de block me remit un papier me prescrivant de me rendre le lendemain matin devant un poteau dont on me donnerait le numéro dans la cour d'appel. Une convocation identique était remise à sept autres détenus et nous nous aperçûmes que tous les huit nous faisions partie de la "rafle" faite le 8 janvier 1943 à Vichy – parmi les officiers des 2ème Bureau, S.R.(1), Service M.A.(2), etc. ... Immédiatement, nous comprîmes qu'il ne pouvait s'agir que d'une mesure d'amélioration de notre sort. Nous ne pouvions pas imaginer des conditions d'existence pires que celles que nous supportions depuis environ deux mois et, pourtant nous devions apprendre en rentrant en France que certains camps d'extermination étaient bien plus redoutables que Buchenwald.
L'imagination se prit alors à travailler sérieusement – où allions-nous aller? La plupart penchaient naturellement pour le retour en France où nous serions traduits devant un tribunal – nous le souhaitions et commencions déjà à préparer notre défense!
Mais dans cette atmosphère d'espérance réconfortante, il y avait, pour moi, un point noir. Je m'aperçus que mon ami, le Commandant Robert-Alexis BERNARD n'avait pas été convoqué. Puisque, en qualité de "patron" j'étais en quelque sorte responsable de son arrestation, je ne pouvais pas supporter qu'il ne partageât pas notre sort qu'à l'avance nous qualifions d'heureux. Je décidais donc de faire une démarche auprès de l'Administration du camp dirigée par des détenus, la plupart des communistes allemands. J'arrivais à grand peine à pénétrer dans un bureau du "grand camp" et surtout de me faire comprendre de ces "administratifs" dont un seul parlait un peu le français. J'expliquais qu'un oubli avait été fait en ce qui concerne le détenu BERNARD 43.909 et qu'il y avait eu sans doute confusion entre de patronyme et le prénom. Je n'ai jamais su si c'est ma démarche qui avait été déterminante, mais j'eus la grande joie le lendemain matin de retrouver BERNARD parmi nous au moment de la visite médicale. Il nous avait rejoints – c'est l'essentiel.
Dirigés sur l'infirmerie, nous fûmes examinés très rapidement par un médecin qui nous demanda si nous avions quelque chose à signaler.
Je montrai ma cheville gauche très enflée avec une grosse engelure crevée et envenimée au talon: un infirmier nettoya la plaie et appliqua un pansement adhésif. Nous fûmes alors emmenés au magasin d'habillement où nous devions rendre nos vêtements rayés et reprendre ceux que nous avions gardés sur nous en sortant du wagon (j'avais perdu mon manteau – ma veste et un pull-over) et qui avaient été soigneusement étiquetés à notre numéro en arrivant à Buchenwald. Je pus compléter un peu mon habillement en retrouvant quelques affaires dans un colis envoyé de Compiègne à Buchenwald!
(1) S.R. Service de Renseignements – espionnage.
(2) M.A. Service des Menées antinationales – contrespionnage.
À ma grande surprise, le magasinier S.S. me remis une petite enveloppe (qui figure ici dans mon dossier de déportation) qui portait mon numéro et contenait ma montre et mon alliance. Toutes deux m'avaient été retirées à mon arrivée au camp.
On ne peut vraiment pas s'empêcher d'admirer ici l'ordre et l'organisation exemplaire de ce camp. Je retrouvais aussi un petit sac qui contenait mes affaires de toilette en particulier mon rasoir et le repasseur "Allegro". Chaque fois, le S.S. me faisait confirmer, en faisant l'inventaire, qu'il s'agissait bien d'objets m'appartenant. Du fond du sac, il sortit enfin un grand carton qui n'était autre que la photographie de mes 5 enfants. Il s'agissait d'un assemblage qu'Anne-Marie avait fait réaliser par le photographe de Saint-Aignan – M. THOMAS et que j'avais exposé dans ma cellule à Fresnes. Je vis alors le vieux S.S. regarder cette photo avec tendresse et m'interroger "deiner Kinder" (tes enfants?). Je répondis Ya et, aussitôt, il donna à son adjoint un ordre en allemand que je ne compris pas naturellement. L'adjoint disparut dans l'arrière du magasin et revint quelques minutes après avec un grand manteau fourré que le S.S. me remit en répétant "deiner Kinder": mes enfants m'ont donc, à ce moment, indirectement protégés, car en Thuringe, au mois de mars, il fait encore bien froid.
À notre groupe de neuf s'était joint un jeune prêtre belge qui était précisément dans mon wagon pendant le transport de Compiègne à Buchenwald. Cette présence nous intriguait beaucoup du fait qu'elle troublait l'homogénéité de notre groupe. Tous les dix, nous fûmes alors conduits dans un bureau administratif où nous apprîmes, par la voix d'un interprète tchèque, que nous allions quitter le camp de Buchenwald mais qu'auparavant nous devions signer une déclaration comportant une dizaine de points et aux termes de laquelle nous nous engagions à ne rien réclamer, à ne rien révéler de ce que nous avions vu à Buchenwald et à ne plus combattre le nazisme. Voyant notre étonnement et notre hésitation, le tchèque nous fit comprendre que nous pouvions signer sans aucun scrupule.
Quelques instants après, à bord d'une camionnette dans laquelle se trouvaient trois S.S. qui bavardaient facilement avec ceux de nos camarades parlant l'allemand, nous franchissons pour la dernière fois la porte du camp.
Dans la gare de Weimar, nous attendait un train comportant quelques wagons cellulaires dans lesquels nous prîmes place, sans être aucunement bousculés! mais un peu serrés quand même!
Et ce fut le départ vers une destination que nous ignorions et que nous étions bien anxieux de connaître.
Transfert et arrivée à EISENBEG
Nous espérions toujours rentrer en France, mais la présence du jeune prêtre belge nous intriguait d'autant plus qu'un onzième voyageur s'était joint à nous en gare de WEIMAR. Il s'agissait d'un civil tchèque, sortant aussi de Buchenwald, mais qui évidemment, ne devait pas être dirigé vers la France. Notre seule source de renseignements était la direction prise par notre train que nous repérions par la position du soleil et notre espérance se maintint encore au début, quand nous nous rendîmes compte que nous roulions vers le Sud. Peut-être allions-nous rejoindre une grande ligne de chemin de fer plus directe vers la Suisse?
Il en fut ainsi jusqu'à notre première étape à Eger; mais à partir de là, le train obliqua franchement vers le Sud-Est, puis vers l'Est jusqu'à Prague et enfin vers ... le Nord!! Nous ne comprenions plus rien, mais nous devions d'ailleurs perdre tout espoir à l'étape d'Aussig où un de nos camarades parlant l'allemand avait pu lire, sur un gros dossier qui nous accompagnait dans notre périple, la mention: "À ne libérer sous aucun prétexte". Tous nos espoirs s'évanouissaient donc, mais les points d'interrogation se multipliaient.
Dans le compte-rendu officiel (1) de captivité que j'ai adressé à mon retour à l'État-Major de l'Armée de l'Air - 2ème Bureau dont je faisais toujours partie, j'ai exposé succinctement les péripéties de ce transfert de Buchenwald jusqu'au S.S. kommando d'Eisenberg dans les montagnes des Sudètes (Erzgebirge) (2), puis les conditions générales d'existence dans ce nouveau camp et enfin notre retour en France le 18 mai 1945. Il suffit donc de ce reporter à ce compte-rendu (page 11 à 14). Je crois toutefois devoir ajouter ici quelques détails:
Depuis notre départ de Weimar, nos étapes furent successivement:
EGER - (nouveau nom Cheb) (3)
Où pour la première fois, nous fûmes attachés les uns aux autres par de grosses chaînes et menottes aux mains par rangées de cinq.
PRAGUE
Nous y restâmes deux jours dans une prison analogue à celle de Fresnes et où je pus faire renouveler le pansement qui protégeait mon pied gauche blessé.
AUSSIG - (nouveau nom Usti) (3)
Nous vécûmes là le comble de l'humiliation!
Tous les dix (le civil tchèque nous avait quitté à Prague) fûmes enfermés dans un véritable cachot sans air, ni lumière, au fond d'une cave où nous devions nous allonger à même le sol. Quand nos yeux furent habitués à l'obscurité, nous découvrîmes, en face de nous, à travers les grilles de la porte, qu'un cachot identique au nôtre était situé de l'autre côté du couloir et nous devinions derrière les barreaux, deux silhouettes et deux paires d'yeux qui nous regardaient curieusement. L'un de nous engagea la conversation en allemand et nous apprîmes qu'il s'agissait de deux tchèques enfermés là-même depuis trois mois. Je dois avouer que notre moral accusa alors une forte baisse. Nous pouvions nous demander si nous n'allions pas nous aussi être "oubliés" – et attendre ici pendant des mois un sort meilleur. Heureusement, il n'en fut rien et le lendemain, dès l'aube, après une ablution dans un baquet d'eau glacée, nous partîmes pour Brux en camionnette cellulaire.
C'est, me semble-il, dans un de ces moments où nous avions l'impression de toucher le fond du gouffre que je prenais solennellement en moi-même la résolution de ne plus jamais me faire de soucis majeurs dans le cas de difficultés d'ordre purement matériel ou d'ordre moral insignifiantes. Dans de pareils moments, on sait mieux faire la part des choses... mais j'ai quand même beaucoup de mal à tenir ma promesse!
BRUX
Ce camp de représailles, particulièrement dur, où nous assistâmes à l'accueil plutôt sauvage de prisonniers russes S.S., était situé près d'une importante usine de fabrication d'essence synthétique, dans une plaine dominée, précisément, par la forteresse d'Eisenberg où nous devions arriver dans l'après-midi. Une nuit, nous vîmes de nos fenêtres le bombardement et la destruction à peu près complète de l'usine par l'aviation alliée. Plus tard, comparant nos souvenirs avec le récit de "Path-Finders", nous réalisâmes que nous avions assisté à une manœuvre de toute beauté d'un avion éclaireur de nuit. Après l'encadrement de l'objectif par des bombes éclairantes multicolores, les vagues de bombardement se succédèrent sans discontinuer et provoquèrent d'immenses incendies. Le lendemain, un avion isolé, certainement photographe, vint survoler les restes de l'usine pour se rendre compte des destructions causées.
(1) - Le compte-rendu figure dans un dossier entoilé: 1939-1945 - Internement et Déportation.
(2) - Il convient de remarquer que le kommando d'Eisenberg est à peine à 150 km de Buchenwald à vol d'oiseau et nous avions mis six jours par train en effectuant un détour invraisemblable.
(3) - Cheb et Usti – nouveaux noms tchèques.
Après ce bombardement qui avait bien surpris le commandement S.S. de notre camp, il nous fut interdit d'ouvrir les fenêtres pendant la nuit et, en cas d'alerte, nous étions tous rassemblés dans les salles de rez-de-chaussée. Les Allemands étaient persuadés d'une part que le château d'Eisenberg, tache claire dans la forêt environnante, était le point de repère indispensable pour l'aviation alliée et d'autre part que, de nos fenêtres, certains d'entre nous avaient envoyé des signaux! Afin de diminuer la visibilité du château, ce dernier, dans les jours suivants, fut entièrement peint en vert!
EISENBERG
À l'arrivée dans ce "Kommando" – que j'ai décrit dans mon compte-rendu officiel, nous eûmes bien vite l'explication de la présence parmi nous du jeune prêtre belge. Les internés d'Eisenberg avaient demandé l'aide d'un aumônier et on leur donnait ainsi satisfaction. Détail assez curieux, le prêtre, à titre d'action de grâce, célébra une messe servie d'ailleurs par mon ami le Commandant BERNARD.
En entrant dans la chapelle que découvrais-je avec surprise et émotion profonde? : une très grande image de Notre-Dame du Sacré-Cœur d'Issoudun était placée au-dessus de l'autel et semblant nous accueillir. Naturellement, je compris quelques instants plus tard que cette image avait été sans doute envoyée au camp par la Croix-Rouge mais, tout de même, sur le moment, cette rencontre dans ces circonstances si extraordinaires tenait un peu pour moi du miracle!
Le 11 novembre 1944, anniversaire de la disparition de Guynemer, célébré sur toutes les bases aériennes, je réunis, dans ma chambre qui avait été libérée très aimablement pour la circonstance par les autres camarades, tous les aviateurs militaires d'active ou de réserve détenus dans le camp. Nous n'étions au total que six, mais nous avons tenu à manifester notre solidarité envers tous ceux de l'Armée de l'Air qui, prisonniers ou combattants, communiaient partout, au même instant, dans la même pensée.
L'un de nous avait dessiné en couleurs la cocarde de nos avions, ainsi que l'insigne ailé de l'Aviation militaire (le dessin figure dans mes archives). Dans une très brève allocution, je rappelais le sens de cette cérémonie qui revêtait un caractère particulier dans les circonstances actuelles, puis, devant mes camarades au garde-à-vous, je lus, (1) comme le veut la tradition, la dernière citation de GUYNEMER que j'avais heureusement retrouvée dans l'ouvrage d'Henry BORDEAUX "Guynemer" qui figurait dans la bibliothèque que la Croix-Rouge nous avait envoyée. Pour agrémenter cette modeste réunion, nous n'avions naturellement pas de Champagne, mais chacun, puissant dans ses dernières réserves de gâteaux secs et cigarettes, avait contribué à la réalisation d'un lunch bien sympathique
Retour en France
Dans le compte-rendu officiel de captivité que j'adressais à mon chef hiérarchique - le chef du 2ème Bureau – et auquel j'ai renvoyé le lecteur pour le récit des derniers mois de ma déportation en Allemagne, je ne pouvais naturellement pas mentionner mes impressions d'ordre intime, sentimental ou familial éprouvées à l'occasion de mon retour.
Je tiens donc à souligner ici que c'est le 19 mai 1945 en fin d'après-midi, après vingt-huit mois de séparation, que, sur le quai de la Gare de l'Est, je retrouvais ma femme avec une joie et une émotion intenses. Je peux qualifier ce jour, sans aucun doute, du plus beau jour de ma vie. Si le jour du mariage est un peu un saut dans l'inconnu, celui du retour d'une longue séparation permet d'apprécier, en toute connaissance de cause, le choix que l'on a fait.
Personnellement, en dix années de vie conjugale, j'avais pu juger des immenses qualités de ma femme et, en particulier de son courage dans les jours d'épreuves.
Jean BARBERON
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